dimanche 22 juin 2008

Le jour où je suis né

Une femme me réveille en pleine nuit – jeune si j’en crois sa voix. Elle me dit venir d’accoucher. Je redoute – soupçon absurde et infondé – le moment que je pressens sur le point d’advenir où elle m’annoncera que je suis devenu père. Non me dit-elle, ce n’est pas ce que vous croyez. Vous êtes mon enfant. Je reçois la nouvelle comme un choc. Je suis tenté de raccrocher, un scrupule me retient. J’ai beau être un enfant ingrat, on ne raccroche pas comme ça à sa mère, surtout lorsqu’on vient de naître. Je reste pendu au téléphone, ma mère me questionne. Sottement je me mets à pleurer. Moi qui ne pleure jamais, qui ne ressens rien. Même si je ne suis pas en mesure de le dire, je réalise qu’avoir une mère, quoi qu’on en pense, ce n’est pas rien. Je voudrais dire « maman », appeler, sans doute suis-je trop jeune pour pouvoir le faire. C’est vrai que je n’ai que quelques heures, même pas, quelques minutes. Ma mère a été suffisamment lucide pour me prévenir assez tôt de l’événement, il est vrai que dans de telles situations tout retard peut avoir des conséquences fâcheuses. Sans compter qu’il n’est pas suffisant de se savoir né pour le croire. Personnellement, étant quelqu’un qui doute, je ne peux m’y résigner. Je demande un temps de réflexion. Ma mère semble vexée. J’ai commis un impair. Je dois me rattraper. Je dis que je vais y réfléchir et que je la rappelle aussitôt. Elle n’en tombe pas d’accord. Sans doute sait-elle trop ce qui se passe dans de telles situations. On y pense, le temps passe, et le moment d’appeler ne vient jamais, le temps jouant contre lui. Non, non, dit-elle, c’est maintenant, c’est maintenant qu’il faut dire oui, après il est trop tard, après une vie ne suffit pas pour combler ce petit retard pris au début, à l’origine. Mon Dieu, je ne sais que dire, me prononcer sur le champ m’est impossible – et puis quoi, je viens de naître, et encore n’en suis-je même pas sûr, et déjà on veut que je parle et que je me déclare ! Mais tous les enfants le font me dit-elle, tous sans exception. Au moins crient-ils. Crier, je n’y avais pas pensé. Le faire maintenant serait emprunté, ma mère n’y croirait pas, il y aurait quelque chose de faux dans mon cri, je le devine. Je ne dis rien. Mes pleurs sonnent faux. Les premiers pleurs d’un enfant à sa mère, car c’est pour elle que je les ai versés, et ils furent faux, elle-même n’y a pas cru et a pensé que je simulais, que je faisais semblant, que j’essayais vainement et déjà presque désespérément de me conformer. Est-ce que je sais à quoi ressemble un nouveau-né moi ! Et qu’est-ce que j’y peux si mes pleurs… Un nouveau-né est sans défense, quiconque l’admettra, et il faudrait déjà que je soupçonne ma mère de ne pas m’accorder l’amour dont une mère doit faire preuve à la naissance de son premier enfant - je vous ai dit que sa voix était jeune - mais j’y pense, peut-être ne suis-je pas le premier, peut-être suis-je le second, le troisième, peut-être est-ce pour cela qu’elle ne me croit pas, parce que je ne ressemble pas aux enfants qu’elle a eus avant moi. Comment est-ce que je pourrais le savoir ? Et si cette façon de pleurer était la mienne, ni vraie ni fausse, rien que la mienne. Ne serais-je pas en droit de faire valoir une méprise ? Car finalement, en admettant que je me sois mis à pleurer un peu tard, n’est-ce pas un fait négligeable, l’essentiel n’est-il pas que j’aie pleuré ? Et si j’ai douté ou hésité, n’est-ce pas que je ressentais quelque chose qui m’y invitait, une inquiétude, une peur voire une angoisse, aurais-je senti sur moi des yeux et ce regard, cette voix qui bourdonne à l’autre bout - est-ce que ce n’est pas cela qu’elle cherche à me dire, que je suis, que j’existe et moi qui ne réponds pas, qui l’entends et qui ne réponds pas. L’angoisse que je dois lui donner, je n’ose pas y penser – et ce silence, est-ce qu’il n’est pas angoissé lui aussi, est-ce qu’il n’est pas l’angoisse même ! Ce n’est tout de même pas moi qui ai généré toute cette angoisse, ce n’est tout de même pas moi la cause de ça, dis maman, est-ce qu’il n’y a pas là de ton angoisse à toi aussi, de ta peur à toi que j’existe, et à laquelle je dois répondre, mais j’entends ta voix à nouveau et j’ai moins peur, tu chasses l’angoisse et il me semble que je vais pouvoir bientôt parler ou pleurer, pleurer à force de ne pas pouvoir parler et de ressentir cette marée en moi qui me soulève et m’engloutit, cette entrée de l’air en moi, ce trop plein d’air qui me suffoque et qui est ta voix, l’air que tu me souffles dedans, car sinon qui, et je comprends que c’est ça que t’attends, que je le restitue, qu’il sorte, qu’il ressorte, que je crie, pleure, parle, que je crache cet air de toi qui m’étouffe, cet air de la chambre, cette odeur, que j’expulse tout ça et que je n’attende pas, que je me dépêche et je n’y arrive pas, je ne sais pas quoi faire, je ne sais même pas respirer, oh mon Dieu, et je sens bien que tu attends après moi et que tu m’appelles et moi qui ne sais pas venir te rejoindre ou même simplement continuer de vivre en recrachant ce qui m’est entré dedans, tout cet air, toute cette angoisse dont je dois me défaire parce qu’elle n’est pas la mienne et que si je la garde et crois bêtement que c’est moi la cause d’elle, je ne sais pas ce que ça fera mais ça ne fera que rajouter de l’angoisse à l’angoisse et m’empêcher toujours de respirer. Tu me dis de venir exister au monde et que ce n’est pas une faute d’être, je t’entends, mais pourquoi est-ce que j’hésite et que je ne suis pas sûr que tu dis vrai, pourquoi je me dis que non, que c’est – je n’ai encore rien fait mais si je fais, est-ce que ce ne sera pas mal, est-ce que ce n’est pas déjà mal que je ne fasse pas, est-ce que je ne le sais pas d’avance ce que ce sera avant de le faire et est-ce qu’à force de ne pas le faire ça ne devient pas le mal et ta voix monte et je sens que tu as peur et que tu t’énerves et il ne manque plus alors que le grondement du tonnerre et alors je ne dirai plus rien, ou si peu et à qui. Et tout ça je le garde pour moi alors que tu attends que je te parle et que déjà je n’ose plus pleurer devant toi et te dire toute ma peur, comme si je ne pouvais pas naître à toi bien que tu le désires et me dises que c’est, que je suis là, que c’est fait – et moi je ne dis rien et je ne sais déjà plus devant qui pleurer, ni devant ma maman ni devant personne, et dedans moi je crie et je te parle et ma voix ne passe pas ma bouche mais maman je te parle et je te pleure, cela bien que je ne sache pas le dire encore, je t’aime, mais tu ne parles plus et j’ouvre grand les yeux dans la nuit où je te cherche et te parle car je sais que tu es là où le sommeil a fui et que c’est là que je vais te rejoindre, maman, j’arrive, attends, attends-moi, je te parle, je suis là, je suis né et j’existe, tu ne rêves pas.

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