mardi 17 juin 2008

Paix avec ma denture

Tout a commencé un dimanche matin, vers 9 heures. Je dormais encore quand une étrange sensation m’a tiré du sommeil : la sensation de perdre une dent et de la retrouver dans ma bouche. Je me réveille donc. Fini le confort ouaté où j’étais, rêvant de je ne sais quoi dans la fraîcheur de mes draps. Je prends appui sur un coude, je me redresse. Je suis dans le cirage. Assis sur le rebord de mon lit et penché en avant, je crache dans le creux de ma main une de mes dents de devant, une de celles que je me suis fait couronner l’année dernière. Je me lève et vais devant la glace. Je constate l’hécatombe. Je suis bel et bien édenté. Mon butin à la main, je retourne à mon lit, le dépose sur ma table de chevet et cherche à me rendormir. Il y a un âge où l’on perd ses dents avec une sorte de fierté parce que l’on sait que c’est un signe de croissance et qu’avec les dents de lait c’est la première enfance qui part, période ingrate où la dépendance aux parents et aux adultes, au monde extérieur, est grande, trop, où c’est presque avec arrogance qu’on découvre ses gencives édentées. Il y en a un autre, la vieillesse, où perdre ses dents est le signe indubitable d’une perte de vigueur, comme si la mort commençait par nous déchausser avant de nous emporter. Et puis, il y a un âge intermédiaire, qu’on peut dire fleur de l’âge, où l’espérance cède devant la lucidité. Nulle souris dans mon cas ne m’a promis de passer et tout ce que je vois dans cette cassure - le dentiste me dira plus tard que ma dent a cassé, que cela arrive, que cela n’a aucun rapport avec la couronne, etc… -, c’est quelque chose comme une preuve, un avertissement, un ultimatum, un document officiel stipulant le montant des dégâts, l’étendue du désastre, pointe de l’iceberg à partir de laquelle j’ai tout le loisir de spéculer sur l’état du bloc immergé, mon être et ses racines, pourries, rongées, ne retenant que difficilement le tronc, et cela indépendamment de toutes les histoires que je peux me raconter, de tous les scénarios que je m’invente pour expliquer ceci ou cela. Une preuve concrète, indéniable, malgré tous mes efforts et ma tête que j’enfonce dans mes oreillers. Le pire, c’est que cet accident me soit arrivé dans mon sommeil. Qu’une dent puisse casser à tout moment - moyennant certaines conditions, c’est vrai -, c’est déjà en soi quelque chose d’aberrant et d’affreusement inquiétant. (Je ne vous parle pas des appréhensions qui accompagnent mes repas, un loup qui mange de la salade.) Mais qu’une telle cassure puisse avoir lieu pendant le sommeil ! On voudrait croire qu’il ne se passe rien la nuit, enfin moi. Je ne rêve pas, ne me souviens de rien, ne gardant de ce temps dormi pas la moindre histoire, le moindre récit. En fait, nous vivons la nuit - tout le monde le sait, sauf moi -, et nous serrons les dents. Les dentistes vous le diront si vous ne vous en êtes pas aperçus, les mâchoires travaillent la nuit, et, selon ce que vous rêvez, elles se crispent ou se détendent. Il faut croire que dans mon cas, cette nuit là du moins, mon rêve fut particulièrement gratiné. Imaginez, pour casser une dent. Ceci dit, on m’a peut-être aidé. Quelque chose ou quelqu’un m’a secondé dans cette tâche destructrice, cette négation sauvage et criminelle de mon être. Qui ? Je n’en sais rien au juste. Ce que je sais, c’est que cette personne ou cette chose dont je m’évertue à nier l’existence par le refoulement de tous mes rêves, et cela depuis toujours, aura été plus forte que moi. Au moment qu’elle aura jugé opportun, elle s’est malignement rappelée à mon souvenir pour faire soudainement irruption dans mon monde de veille, dans mes jours sombres, car autant vous le dire, quand vous ne vivez pas la nuit, quand vous prétendez vous souvenir de rien, la nuit habite vos jours et les dévore. Je cherche à monter sur le trône qui me fait face, mais il suffit que je sois sur le point d’en saisir le bras pour que je sente une main m’agripper, me retenir et m’enlever. Puis on me mord et pour finir on m’avale. Réalité que je ne peux plus ignorer. Je sais que j’ai un démon à chasser, un vampire à étreindre, et ce jusqu’au petit matin, jusqu’à son agonie. Je sais aussi que je suis sur la bonne voie et que si mon combat n’est pas achevé - loin de là -, j’ai néanmoins remporté la première manche. Ne lui ai-je pas extirpé une dent ? Le problème, c’est que je ne me distingue pas de cette créature nocturne et funeste et que la dent qu’elle a perdue n’est autre que la mienne. Me distinguer d’elle, de son histoire, de son corps. Si elle pouvait s’expliquer ! J’attends, j’espère ; en vain. La vérité, c’est que c’est à moi qu’il incombe de rendre mon repas, à moi et à personne d’autre. Car mon corps en sait long, et moi qui ne veux rien savoir, voulais ne rien savoir.

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