Ma voisine n’aime pas que je l’observe. Il faut dire que j’habite plus haut qu’elle et que, de ce fait, j’ai sur elle et son appartement une vue disons plongeante. Cependant, entre supporter mon regard vicieux et profiter du soleil sur le rebord de sa fenêtre, son choix est fait. Son appartement est orienté Est, elle a le soleil le matin. Moi, c’est l’inverse, je l’ai le soir, couchant. Je souffre moins de la chaleur et je profite du spectacle. A cette époque de l’année, il fait chaud. Ma voisine porte généralement des robes de couleur. Aujourd’hui c’est rose-rouge, entre les deux, une robe qui se boutonne derrière, décolletée mais pas trop. Au dessus du genou. Mais quand elle s’assoit et replie les jambes, le tissu glisse et je vois toutes ses cuisses. Pour pouvoir l’observer tranquillement, j’ai sorti une chaise sur mon balcon (non seulement j’habite plus haut, mais en plus je bénéficie d’un balcon, pas très grand mais tout de même, c’est un argument). Je fais semblant de lire. Un gros livre avec des images, quelque chose d’imposant, genre livre de peinture, livre d’art. Elle passe sa main dans ses cheveux pour les dénouer. Il faut dire qu’elle sort tout juste de la douche et qu’ils sont encore mouillés. Ils sécheront plus vite au soleil, et puis c’est tellement agréable. Le visage tourné vers la lumière, elle ferme les yeux. Ce n’est pas seulement pour ne pas se faire aveugler, c’est aussi pour ne pas me voir. Elle a délibérément fait glisser les bretelles de sa robe sur ses épaules afin que son bronzage soit sans défaut. Ce n’est pas qu’elle bronze à vue d’œil, mais enfin, c’est plus prudent. Oh non, elle s’en va, elle rentre à l’intérieur. Soudain le livre inepte que j’ai entre les mains me pèse horriblement, et ses tâches noires sans goût, toute cette encre renversée, gaspillée. Qu’est-ce qu’elle peut bien faire ? Se peigner, se sécher les fesses. Il est trop tôt pour se faire à manger. Sa colocataire serait-elle rentrée ? Une fille brune, jolie mais sombre et, je le vois bien, agitée, fumant beaucoup, limite perturbée. Tandis qu’elle a la peau claire, les cheveux châtains presque blonds, fins, et, bien sûr, elle ne fume pas. Si je pouvais m’approcher, je suis sûr que je verrais naître des tâches de rousseur sur ses pommettes saillantes. J’essaie bien, quelquefois, quand je vois sa fenêtre se fermer, de dévaler mes escaliers encourant dans l’espoir de la rencontrer en bas, devant sa porte, mais soit que j’aille trop lentement, soit que la fermeture de sa fenêtre n’indique pas qu’elle s’apprête à sortir, je n’ai pas encore réussi à la croiser et à plonger mes prunelles dans les siennes. Mais la revoilà ! Visiblement, elle était allée se chercher une bouteille d’eau, de celles qu’elles ont avec elles quand elles se savent parties pour de longues après-midi affronter la chaleur et la foule des grands magasins. Oh non, elle repart. Je la croyais plus posée. Mais la revoilà déjà ! Elle a fait vite cette fois. Voilà qu’elle se penche en avant, quitte ses sandales et plonge un petit pinceau dans un petit flacon de vernis. Elle se fait les ongles, joue avec ses doigts de pied et avec le soleil qui reflète. Je dois dire que c’est un beau spectacle. Je ne discerne pas la couleur du vernis. Etant d’une nature peu exubérante, il est probable qu’elle en ait choisi un incolore. Elle attaque son pied droit. Mais voilà qu’elle s’interrompt et referme prestement le flacon. Elle ne va quand même pas rester comme ça. Aïe ! Ce que je pouvais craindre de pire vient d’arriver. Un jeune homme vient d’entrer. Ils s’assoient face à face. Je vois son dos. Elle a réajusté ses bretelles. Mais, surtout, je vois sa tête à lui, son horrible tête d’homme, non pas qu’il soit laid, vous comprenez. Pour tomber mal il tombe mal, elle n’est pas sèche et son pied gauche n’est pas fait. Il pourrait s’en apercevoir, s’excuser, repartir. Quelle sans gêne. A-t-il seulement idée de là où il est, de ce qu’elle pouvait faire avant son arrivée ? Non, évidemment non. Il ne se questionne pas, certain de son charme et persuadé qu’elle l’attendait. Soudain, ils se lèvent tous les deux. Elle se retourne et referme la fenêtre sans m’adresser le moindre regard. Je peux bien disparaître, elle m’a remplacé. Je quitte mon balcon, la suite ne me regarde pas. Je regagne mon canapé. Je déteste la peinture, ses vulgaires reproductions de grands maîtres qui remplissent tant de livres. Les minutes que je vis sont pénibles, elles me tordent le ventre. Et puis comme si mon désagrément n’avait pas atteint son comble, la sonnette de ma porte se met à retentir. A une heure pareille ! Qui cela peut-il être ? J’ouvre. Stupeur. Elle est là, avec lui, et me propose de m’abonner à un journal quelconque que je feuillette sans intérêt. Me reconnaît-elle seulement ? Tout en répondant à ses questions, je lui adresse quelques signes afin de lui faire voir que j’ai compris son manège, que lui n’est là que pour faire de la figuration et lui fournir un prétexte pour enfin me rencontrer. Je refuse l’abonnement. Elle sait à quoi s’en tenir. Ils montent dans les étages. J’attends qu’elle revienne. Le temps qu’elle se débarrasse de ce malotru. Je sors deux verres et quelques bouteilles, si jamais elle désire un apéritif. Je mets un disque de jazz. Maintenant elle doit avoir fini son tour. Je commence à avoir faim. Tant pis, je grignote. Elle n’est pas censée le savoir. Je sors une tranche de jambon. Puis une deuxième. J’ai de plus en plus faim. J’attaque le poulet. La salade, les pommes de terre, le fromage. Ce n’est pas possible. Reste la glace. Les bouteilles sont rangées depuis longtemps. Le soleil pénètre maintenant dans le séjour. Je suçote ma glace. « Comme on est bien chez vous, la lumière est magnifique. » Je me retourne, elle est là. Elle porte une robe que je ne lui connais pas. Une robe verte. Et puis d’un seul coup, sans me prévenir, elle me saute dessus et enfourne sa langue dans ma bouche. « Cette glace est délicieuse n’est-ce pas ? » « Oui, dis-je un peu bêtement. » « Malheureusement, il n’y en a plus. » Je regarde, effectivement le bac est vide. Quand je redresse la tête, l’objet de ma vision a disparu. Reste une petite flaque verte sur la table. Je la lèche en silence. Pistache, mon parfum préféré.
mercredi 18 juin 2008
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